Don Quichotte et la Kabbale

Dominique  Aubier

La connaissance de l’Universel

Don Quichotte et la Kabbale

Par André Billy, de l’Académie Goncourt
Article paru dans LE FIGARO, du 16 mai 1966

Pour faire mesurer au lecteur la profondeur de mon ignorance en ce qui concerne Cervantès et Don Quichotte, je commencera par un aveu. Je m’étais toujours figuré que les moulins à vent, contre lesquels Quichotte fonce la lance au poing, représentaient des ennemis imaginaires. Partir en guerre contre des moulins à vent, je croyais que cela voulait dire s’en prendre à des menaces illusoires. Eh bien ! Il paraît que le sens du fameux épisode de Don Quichotte, ce n’est pas cela. Dominique Aubier, qui connaît le livre immortel comme sa poche, m’a appris que les moulins à vent symbolisent les puissances établies. Elle écrit, au premier chapitre de Don Quichotte prophète d’Israël : « Si sensé qu’il soit, le bon sens, quand il déconseille de lutter contre les moulins, ne pense pas aux moulins. Il pense aux puissances établies. Il ne faut pas lutter contre les puissances établies. Elles sont trop puissantes, ce en quoi le sens commun ne se trompe pas. En vertu de quel pacte accepte-t-il que les puisses établies soient symbolisées par des moulins ? » Dominique Aubier ne nous fournit pas de réponse à cette question. Il semble qu’il y ait pour elle un mystère des moulins à vent ; il lui néanmoins évident que ceux-ci représentent les pouvoirs, tous les pouvoirs. Elle a cherché confirmation de sa thèse dans les principaux commentateurs contemporains : Etienne Burnet, Hartzenbusch, Rodriguez Marin, Miguel de Unamuno, Salvador de Madariaga, Ortega y Gasset, David Rubio ; elle ne l’y a pas trouvée.

Son essai sur Don Quichotte est passionnant. Il n’est rien de moins que la démonstration d’une vérité jusqu’alors ignorée de tous les lecteurs de Don Quichotte, et qui n’a pas lu Don Quichotte, ce livre profane promu du consentement universel au rang de sacré ? La découverte de Dominique Aubier n’est donc rien de moins que sensationnelle : Don Quichotte a une clé et cette clé est — qui l’aurait cru ? — dans le Zohar. Le manuscrit dont Cervantès dit avoir besoin pour continuer son récit, après l’épisode du Biscayen, est le manuscrit du Zohar, livre clandestin en ce temps-là. A la lumière de cette explication, toutes les obscurités de Don Quichotte se trouvent résolues. Désormais, nous pouvons lire Don Quichotte en clair.

Je donnerai en exemple de la façon dont Dominique Aubier conduit son exégèse des moulins. A l’état pur, le blé représente la connaissance principale telle que la Bible la communique. A l’état de pain, il symbolise la connaissance développée, telle que le Talmud l’enseigne. A l’état de gâteau, il suggère de concevoir un développement plus exquis de la connaissance à assimiler. Dans les trois cas, le blé est assimilable par l’esprit. Par rapport au blé, les moulins sont les instruments d’une première transformation : ils servent à réduire le blé en farine. La farine sert à la préparation du pain et des gâteaux etc.
Mais l’exégèse de Dominique Aubier ne porte pas seulement sur l’épisode des moulins. Elle s’applique aussi entre autres à celui du Manchois et du Biscayen, ce dernier étant supposé jésuite. La position théologique de Saint Ignace n’avait rien de secret au XVIè siècle, en Espagne mais, remarque Dominique Aubier, celle de Cervantès nous est inconnue. Entre le Biscayen jésuite et le Manchois chevalier, l’adversaire principal est absent. Mais Don Quichotte est peut-être une biographie mystique de Cervantès.

Dominique Aubier a publié, il y a deux ans, Deux Secrets pour une Espagne où elle nous révélait l’influence considérable qu’a eue le judaïsme sur la culture espagnole, influence d’autant plus profonde que l’Inquisition l’obligeait à se cacher. De cette influence, le livre récent de Dominique Aubier sur Don Quichotte nous apporte une démonstration étonnante dont le but est de nous apprendre à lire le livre de Cervantès. Mais elle seule pouvait le lire ainsi, car elle lui a consacré sa vie ; c’est pour le mieux comprendre qu’elle est allée s’établir dans un village d’Andalousie. C’est pour s’initier à la psychologie espagnole des campagnes, la plus raffinée qui soit, dit-elle. La civilisation moderne ne l’a pas encore gâtée et elle rejoint par sa subtilité celle des vieux talmudistes.

On me rendra peut-être cette justice que je n’ai jamais marqué une excessive sympathie d’esprit à l’ésotérisme. Pourquoi donc ai-je éprouvé le besoin de signaler à mes lecteurs le considérable essai de Dominique Aubier sur la part qu’eut la kabbale juive dans l’inspiration de Don Quichotte ? C’est d’abord parce que Don Quichotte prophète d’Israël m’a frappé par son imprévu et sa nouveauté. C’est aussi peut-être et surtout, à cause de vieux souvenirs que la Kabbale éveille en moi. Qu’on se rassure, même au temps de ma folle — si peu folle ! — jeunesse, je n’ai jamais été kabbaliste, mais un de mes meilleurs amis, mort il y a quelques années, l’était ou du moins, catholique libéral au demeurant, il s’intéressait à la Kabbale et tant qu’historien des idées et curieux de toutes les choses de l’esprit. Il a publié sur la kabbale deux énormes bouquins débordant d’une érudition fantastique, auxquels il avait consacré plus de dix ans de sa vie. Il s’appelait Paul Vulliaud et il était déjà l’auteur, en 1923, d’un essai sur La pensée ésotérique de Léonard de Vinci. Sans espoir, j’ai cherché dans La Kabbale juive, une mention, aussi fugitive fût-elle, de Cervantès et de Don Quichotte. Comme je m’y attendais, le cher Vulliaud ignorait que Cervantès eût été kabbaliste. C’était probablement, en matière de Kabbale, la seule chose chose qu’il ignorait. Je me suis contenté de relire, ces jours-ci, le chapitre des son livre relatif aux kabbalistes chrétiens. Vulliaud n’est pas éloigné de croire que Duns Scot et saint Thomas d’Aquin avaient été peu ou prou initiés au rabbinisme. Pour Pascal, il est plus affirmatif. On m’épargnera d’entrer dans les détails. Vulliaud consacre tout un chapitre au kabbalisme de Spinoza. Il y cite un article de L’Univers israélite de 1851 où le philosophe de l’Ethique est traité d’audacieux plagiaire et de charlatan, copiste du Zohar, renégat au rabbinisme et traître à la foi de ses ancêtres. Après Spinoza, c’est Leibniz et d’autres, moins célèbres, que Vulliaud soumet à son examen. Il est sévère pour les Hassidim auxquels, après les Tharaud et documenté comme eux par Moïse Twersky, j’ai consacré une suite romanesque et pour qui la kabbale n’était plus que le prétexte d’une vie idolâtrique, un ensemble de croyances superstitieuses abêtissantes. Vulliaud regrettait qu’aucun de nos éminents professeurs ne se fût consacré à l’étude du hassidisme. Le pauvre Twersky en avait été la victime.

Mais nous voilà bien loin de Dominique Aubier et de son passionnant Don Quichotte prophète d’Israël. J’en ai trop peu parlé, mais son analyse ne pourrait se faire sans une aridité que le journalisme quotidien exclut.

André Billy

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